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diriger, dominer ma vie. Et mon père, qui ne s'intéressait qu'à sa musique et à ses utopies, se moquait de nous: « Il fera de cet enfant un géomètre», assurait-il. Lui, il a fait de mon fils un révolté. Et avec amertume, il ajouta: Un père ne doit, dans sa maison, abandonner son autorité à personne. Pour soustraire François à cette influence qui l'emporte sur la mienne, je n'hésiterais pas à le mettre plutôt en pension. Ce ne serait que devancer d'un an ou deux le parti que nous avons pris pour nos aînés. Et les études de notre collège deviennent d'ailleurs insuffisantes. C'est une charge de plus, objecta ma mère. La fortune est peu de chose auprès de l'éducation. Ainsi j'appris comment on songeait sans moi à disposer de mon avenir. La pension, la prison, me punirait de mon indépendance. Je fus tout d'abord atterré, puis, dans mon orgueil, je refusai d'accuser le coup. Ne serait-ce pas reconnaître l'attrait de la maison? Puisqu'on envisageait l'hypothèse de mon départ, je préviendrais ce complot et demanderais moi-même à partir. Oui, ce serait la punition que j'infligerais à mes parents. A mes parents seulement? Je ne pouvais demeurer là au risque d'être surpris, et quelle honte alors! J'achevai donc de tourner la poignée, et j'entrai. J'entrai comme un personnage important, me raidissant contre l'émotion qui m'étreignait. Je viens chercher un livre, déclarai-je pour justifier ma présence. Mon père et ma mère, assis en face l'un de l'autre, me regardèrent, puis échangèrent un regard. Je trouvai mon ouvrage sur la table qu'une main diligente avait rangée, en hâte je m'en emparai et voulus m'en aller. François! appela ma mère. Je m'approchai d'elle avec le visage renfermé que je m'étais composé pour résister aux larmes. Ecoute, mon petit, me dit-elle, et dès qu'on me traitait de petit, je me redressais, il faut toujours obéir à ton père. VII. LE PREMIER DÉPART 116 La Maison Mais je l'écoute bien. Obéir! ce mot m'était odieux. Mon père me fixait de ses yeux perçants qui me gênaient comme si je sentais la pointe de leur rayon. Il parut hésiter, et sans doute il hésita entre le désir d'une explication et le sentiment de son inutilité. De sa voix redevenue naturelle, et partant autoritaire, il se contenta de me témoigner sa confiance: Nous parlions de toit précisément, ajouta-t-il. Oui, de toi, répéta ma mère un peux anxieusement. Et je subis une sorte d'interrogatoire: Que feras-tu plus tard? me demanda mon père; y songes-tu quelquefois? Quelle vie aimeras-tu mener? Tu es en avance sur les gamins de ton âge. Tu as déjà des goûts, des préférences. As-tu, comme tes frères, choisi ta vocation? Ma vocation? Je m'y attendais. On en parlait souvent à la maison, et chacun devait remplir fidèlement la sienne. Pendant ma maladie, et au début de ma convalescence, avant mes sorties avec grand-père, j'avais souvent pensé et même proclamé que, plus tard, moi aussi, je serais médecin. Je n'imaginais pas destin plus beau. J'avais causé à la cuisine avec les paysans qui réclamaient le docteur, la bouche tordue d'angoisse, et rencontré dans l'escalier le défilé des malades qui s'en venaient à la consultation avec des mines basses et s'en retournaient ragaillardis. Bien que j'eusse cessé d'en parler, on admettait chez nous que je continuerais mon père. Je ne sais pas, répondis-je en me dérobant. Ah! reprit-il, étonné et déçu. Je croyais que tu voulais être médecin. Oh! non, déclarai-je, subitement décidé par mon désir de contradiction. Il n'insista pas avantage sur cette succession qu'il avait caressée: En somme, tu as le temps de choisir. Avocat peut-être? on défend de belles causes. Ou architecte? on bâtit des maisons, on restaure celles qui tombent, on construit des écoles, des églises. Nous n'avons pas ici de bons architectes. C'est une place à prendre. Tout à tour, il vantait les professions qu'il me citait et qui m'eussent retenu dans ma ville natale. Alors me vint l'idée perfide de me séparer définitivement de la maison, d'achever la conquête de ma liberté. Je cherchai un état qui m'obligeât à m'éloigner. Il n'y avait dans le pays ni mines ni établissements de métallurgie. Je serai ingénieur, affirmai-je. Je venais de le découvrir et je savais assez vaguement en quoi cela consistait. Pour Etienne, on avait agité la question en famille. Vraiment? dit mon père sans insister. Nous en reparlerons. Seulement, ajoutai-je la tête basse sans regarder personne, un peu étonné de vois comme les choses s'enchaînaient, seulement il faudrait une autre préparation que celle du collège. VII. LE PREMIER DÉPART 117 La Maison Ton collège ne te suffit pas? Oh! ce sont de braves gens, repris-je avec mépris. Mais pour les études, ça n'est guère brillant. Mon père fit: ah! sans plus. Relevant les yeux, je constatai sa surprise qui me fut agréable comme une victoire. Et peut-être aurais-je pu découvrir sur ses traits une autre expression que celle de la surprise. Je lui fournissais l'occasion de se débarrasser de moi selon le désir que je lui prêtais; pourquoi ne se hâtait-il pas d'en profiter? Il se tourna vers ma mère qui me parut chagrinée: Cela demande réflexion, conclut-il. Comment peut-on, si tôt, éprouver une sorte de plaisir à tourmenter ceux qui nous aiment? La gravure de ma Bible qui représente le retour de l'enfant prodigue m'avait-elle donc appris les inépuisables ressources de l'amour paternel? Mon père me paraissait si fort que je ne pouvais craindre de lui faire du mal. Dans la vie, ce sont toujours les mêmes sur lesquels on s'appuie, dont on use et dont on abuse sans les laisser respirer, et l'on ne se dit pas qu'ils sentent aussi la fatigue, car ils ne se plaignent jamais. Et, comptant sur leur santé et leur énergie, on croit que l'on aura toujours le temps, au besoin, de leur donner une petite compensation. La plainte de mon père, je l'avais pourtant discernée à travers la porte, et le son altéré de sa voix m'en avait livré la profondeur. Je me demande même si cette plainte, loin de m'attendrir, ne le diminuait pas à mes yeux accoutumés à le considérer comme un invincible chef, n'altérait pas en moi l'image que, dès mes premiers regards intelligents, il y avait déposée. Les grandes vacances qui suivirent n'apportèrent pas, cette année-là, leur habituelle diversion de gaieté. Le départ de Mélanie pour le couvent, et celui d'Etienne, si jeune, pour le séminaire, étaient devenus officiels. Ils attendraient le mois d'octobre: mon père conduirait sa fille à Paris en même temps qu'il me placerait au collège où mes deux frères aînés avaient terminé leurs études, car j'avais obtenu gain de cause, et ma mère accompagnerait son fils à Lyon. Ces nouvelles répandaient sur nos réunions et nos jeux une teinte de tristesse que les intéressés tâchaient vainement à éclaircir. Tante Dine, un peu alourdie, traînait maintenant les pieds dans l'escalier, se mouchait bruyamment, priait très fort avec une certaine violence qui devait secouer les saints dans le paradis, et marmonnait: que votre volonté soit faite, d'un ton qui ne pouvait passer pour celui de
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